Rémy Knafou : « Le tourisme réflexif est essentiel pour passer de la prise de conscience à la mise en actes »

Rémy Knafou, géographe, professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence dont, récemment, « Réinventer (vraiment) le tourisme ». Dans une perspective qu’il qualifie de bon sens, il revient sur l’importance de la transition juste et du tourisme réflexif face au réchauffement climatique. Laboratoire de transitions, la Montagne doit pour lui sortir de la logique du toujours plus, se contenter de l’existant et se réinventer.

Montagne Durable – Une première question, mi-philosophique mi-naïve, pour vous c’est quoi la Montagne ?

Rémy Knafou – La Montagne pour moi c’est beaucoup de choses puisque c’est à la fois un imaginaire qui remonte à mon enfance, ça a été aussi un terrain de jeu et c’est devenu un terrain de recherches. C’est tout ça à la fois.

MD – Dans l’une de vos récentes publications, vous dites que la Montagne va devenir un laboratoire de transitions vis-à-vis des autres territoires, pourquoi ?

RK – Parce que la Montagne, malheureusement pour elle, souffre davantage du réchauffement climatique que les territoires de plaine.

La barre des +2°C par rapport à la révolution industrielle est déjà franchie en montagne, avec des reflux d’enneigement, des montées en altitude des domaines skiables. Il y a toute une série d’effets qui sont beaucoup plus importants qu’ailleurs. La Montagne se retrouve donc en première ligne pour faire face aux enjeux du réchauffement climatique.

Et puis, circonstance supplémentaire, l’économie de la Montagne, au moins dans les grands massifs, repose essentiellement sur le ski ou du moins il est très dominant dans le bilan économique. C’est l’activité qui est le plus impactée dans les altitudes basses et moyennes, elle l’est beaucoup moins dans les hautes altitudes puisque les grandes stations d’altitude sont à la fois celles qui ont le meilleur enneigement puisqu’elles sont plus hautes mais aussi celles qui ont le plus garanti leur enneigement par le développement de la neige artificielle. C’est un paradoxe d’ailleurs puisque ce sont les stations les moins menacées par le recul de l’enneigement qui se sont le mieux équipées parce qu’il leur faut impérativement assurer cette condition à leur clientèle, parce qu’elles en avaient les moyens et qu’elles ont pris conscience plus tôt que les autres de la nécessité de le faire. Si ma mémoire est bonne, la station de Flaine est la première en France, dès les années 70, à s’être préoccupée de la question de l’enneigement artificiel. C’était très précoce puisque les années 70 étaient très bien enneigées, mais ça s’explique par le fait que le promoteur de Flaine a longtemps vécu sur la côte Est des Etats-Unis. Il skiait dans les Appalaches qui n’est pas une montagne très haute où les Américains avaient l’habitude depuis longtemps de pratiquer l’enneigement artificiel. Ce sont des techniques américaines qui ont été importées en France.

MD – Pour élargir sur le tourisme en général, dans votre dernier ouvrage Réinventer (vraiment) le tourisme, vous rappelez que le tourisme est un formidable outil de désir des territoires et un puissant levier de valorisation, pourtant vous pointez aussi une nécessaire réinvention. Quel défi majeur doit relever le tourisme pour vous ? En particulier, le tourisme en montagne ?

RK – Le défi majeur c’est ce que certains appellent la transition juste, c’est-à-dire à la fois la décarbonation et la démocratisation.

En matière de démocratisation, nous avons encore des réserves de progression en France : le taux de départ en vacances stagne depuis de nombreuses années autour de 60%. Pour donner un élément de comparaison, l’Allemagne est à 80%. Il y a encore des possibilités d’élargir le nombre de Français qui partent en vacances. Ça peut paraître contradictoire quand on cible également en priorité la décarbonation mais les catégories de population qui ne partent pas ou très peu en vacances ne sont pas celles qui vont le plus alourdir le bilan carbone. Le bilan carbone du tourisme repose avant tout, à 70% environ, sur les déplacements et, évidemment, le transport le plus carboné, c’est l’avion.

Et donc la Montagne dans tout ça ne répond pas à ces objectifs. La démocratisation du ski, qui était un espoir lorsqu’il y a eu cette grande vague de développement des stations de haute altitude dans les années 60, n’a pas eu lieu. A certains moments, dans les années 70, on arrivait à 10% de la population qui partait au ski et maintenant on est aux alentours de 8%. A l’heure actuelle, on continue en Montagne à produire et vendre beaucoup d’immobiliers, à des prix de plus en plus élevés, et ce sont surtout des étrangers qui achètent. La conséquence de l’achat des nouvelles résidences secondaires par des étrangers, c’est que ça va alourdir le bilan carbone. Il ne s’agit pas de rejeter les étrangers, en revanche plus la clientèle vient de loin, plus elle alourdit le bilan carbone. Voilà pourquoi, la Montagne, n’est pas au rendez-vous pour l’instant. D’autant qu’il s’y ajoute toute une série de projets qui consistent à compléter l’équipement de la Montagne, en particulier le domaine skiable, qui semblent pour le moins en porte à faux par rapport aux évolutions nécessaires à venir.

MDVous appelez à envisager tout projet touristique à l’aune des nécessaires transitions. Pour la Montagne, quelles évolutions appelez-vous de vos vœux ?

RK – J’ai été et je suis encore un skieur, je pratique la Montagne aussi bien l’hiver que l’été quand je le peux. Je suis amoureux d’elle et de ces sports-là, je ne suis pas un opposant au ski, je n’ai pas de présupposés idéologiques négatifs.

Simplement, quand je prends en compte les nécessaires précautions à envisager compte tenu de l’avenir prévisible qui est le nôtre, je crois qu’il est tout à fait déraisonnable de continuer à équiper la Montagne et de ne pas se contenter de l’existant. L’objectif à moyen et long terme est de se préparer à des temps difficiles en évitant désormais tout aménagement de nature à hypothéquer la future économie d’une montagne moins enneigée.

L’existant est déjà considérable, surtout pour le ski et surtout en France. On a un parc de logements immense, en grande partie inutilisé. Les lits froids, c’est la moitié du parc. Au fil des années, on est dans ce paradoxe tout à fait étonnant où on construit sans cesse, alors qu’on a déjà ce qu’il faut. Au lieu de consacrer de l’argent à l’amélioration du parc existant, des appartements qui deviennent des passoires thermiques jusqu’à sortir du marché, on continue à faciliter la production de nouveaux lits ce qui conduit à une artificialisation des sols croissante. Ce qui m’inquiète c’est le développement de stratégies clivantes. D’un côté, certains élus locaux, des promoteurs immobiliers, qui multiplient des projets, souvent déraisonnables, s’élèvent contre le principe du zéro artificialisation nette et, de l’autre, des défenseurs de l’environnement dont certains en arrivent à des formes violentes.

Pour illustrer par l’exemple, un projet très médiatisé qui peut alerter, c’est la manière dont la station de Zermatt est en train de racler avec des pelleteuses l’un de ses glaciers pour préparer la venue des skieurs de la coupe du monde, alors même que les glaciers connaissent un recul encore plus spectaculaire que l’enneigement. Cet exemple est choquant pour absolument tout le monde en dehors de ceux qui réalisent cet aménagement. La seule raison mise en avant est qu’il y a 100 millions d’euros de retombées financières à la clef (qui plus est pour des courses qui, finalement, ont été annulées…). C’est un bon exemple pour comprendre la préservation de la Montagne ne peut dépendre des lobbys du ski.

MD – Pour ceux dont l’activité et la santé économiques dépendent exclusivement ou presque du ski et du tourisme tel qu’on le connait aujourd’hui en montagne, l’immensité du défi à relever peut légtimement faire peur. Comment inciter tous les acteurs à travailler au service de la transition en montagne ?

RK – Le tourisme des sports d’hiver est celui qui apporte le plus d’argent et c’est aussi celui qui est le plus exposé et contesté face au réchauffement climatique, c’est vrai qu’il y aura une perte de rendements. En même temps, là où je suis optimiste, c’est qu’il y a d’autres possibilités pour développer l’économie en montagne, y compris touristique. Il y aura des pertes financières mais il y aura de nouvelles pratiques touristiques, y compris celles que nous ne sommes pas encore capables d’imaginer aujourd’hui.

Pour préserver l’avenir, il serait paradoxal, compte tenu de tout ce qui nous attend, qu’on artificialise des lieux qui seraient utiles à des formes de tourisme de demain. Je ne plaide pas pour des évolutions brutales mais pour que chaque territoire trouve son point d’équilibre et sorte de la logique du toujours plus. En se contentant de l’existant entretenu, en renonçant à la fuite en avant que j’avais analysée dans ma thèse, dès 19781, on préserve l’avenir.

MD – Avec les Etats généraux de la transition du tourisme en montagne, on a l’impression que différents acteurs ont la volonté de dialoguer pour déterminer quelles sont les pistes à tracer ensemble. Etes-vous sûr que les positions se radicalisent ou est-ce que, face à un constat de plus en plus partagé, il n’y a pas un motif d’espoir ?

RK – Votre discours me paraît optimiste, je serais très content que ça se passe comme ça, mais je ne suis pas sûr que cela soit le cas partout. Si il est légitime que les responsables de la gestion des grands domaines skiables défendent leurs entreprises et les emplois liés, il n’est pas bon, pour soutenir la logique du toujours plus, de développer une stratégie consistant à opposer « eux » et « nous » (sous-entendu, les montagnards), comme si la société montagnarde n’était pas elle-même divisée face aux enjeux de la transition climatique et comme si les stations de sports d’hiver ne devaient pas tenir compte de l’opinion de ceux qui les fréquentent et les font vivre.

Je plaide pour une solution de bon sens et rassembleuse. Quand on parle tourisme, il y a ceux qui se positionnent dans l’anti-tourisme, c’est-à-dire qu’ils récusent l’ensemble du système. Ça me paraît relever de la parole magique parce que c’est un système qui représente 10% de l’emploi mondial. Ce système est là, il existe, il fait partie des sociétés et des économies mondiales, des besoins qui y sont apparus. L’anti-tourisme n’est pas une solution. En revanche, une fois qu’on a compris le fonctionnement du système touristique, vouloir en modérer, en réguler, les aspects les plus excessifs voire parfois les plus délirants (exemple, le projet de piste de ski couverte à Tignes, heureusement abandonné), me paraît nécessaire pour ne pas insulter l’avenir.

MD – D’ailleurs, dans votre livre, vous expliquez qu’il y a un jeu d’acteurs tripartite : le niveau planétaire qui est celui que vous appelez « de la prise de conscience », le niveau national où vous dites que c’est compliqué parce qu’on est dans un jeu de concurrence mondiale où on manque d’ingénierie et de prise de position et enfin le niveau local qui, parce qu’on est dans l’urgence, est le bon pour mettre en place des actions. Est-ce que vous avez des exemples d’initiatives locales en montagne qui vous paraissent positives et porteuses d’espoir ?

RK – J’en n’ai pas beaucoup. Chamonix est un lieu à part et il l’a toujours été. D’abord parce que c’est un lieu pionnier de l’histoire du tourisme et ensuite parce que c’est une ville dans laquelle il y a une certaine diversification, même si l’économie dominante est le tourisme. Elle a également un privilège qui n’a pas de prix, c’est l’un des rares lieux touristiques de montagne française à être accessible par le train. Pour citer un exemple, il y a celui de Bourg Saint Maurice – Les Arcs. Depuis peu, le jeune Maire et son équipe ont décidé un moratoire sur la croissance d’une station qui atteint les 40 000 lits, ce qui constitue une source d’enrichissement importante et suffisante. L’idée qu’on puisse trouver un point d’équilibre sans pour autant continuer à piocher dans les sols, dans les réserves en eau, sans continuer à augmenter l’empreinte carbone, découle d’une analyse de bon sens mais encore assez peu partagée. A ma connaissance, cette initiative est unique.

MD – Sur un autre sujet, vous dites que parfois le terme de « surtourisme » est utilisé de manière inappropriée pour décrire des situations de régulation des flux touristiques plus larges. C’est-à-dire ?

RK – Le terme du « surtourisme » a fait l’objet d’un suremploi que j’ai dénoncé parce que c’est un emballement médiatique. Pour un certain nombre de journalistes, le mot surtourisme tend à remplacer le mot tourisme. Je ne dis pas pour autant que les lieux à propos desquels on parle du surtourisme sont des lieux où il n’y a pas énormément de touristes. Le problème qui se pose c’est qu’on dit qu’il y a trop au lieu de dire qu’il y en a plus : c’est une question de perception. Il y a certains lieux où s’il y a une personne de plus ça peut être désagréable et, à l’inverse, certains autres où 1 000 personnes de plus ne changent rien au fonctionnement ou au devenir du lieu.

A partir du moment où on emploie le mot « surtourisme » à tort et à travers, il faut essayer d’objectiver ce terme très subjectif. Finalement, il y a trois critères pour parler de surtourisme : si l’excès de touristes nuit à la conservation du lieu patrimonial, si la qualité de l’expérience touristique est amoindrie par le grand nombre et si le phénomène touristique est rejeté par la société d’accueil. Les gestionnaires de lieux patrimoniaux, qu’ils soient culturels ou naturels, doivent si besoin, par la connaissance fine du terrain, réguler par les réservations, car la priorité c’est la préservation. Pour les sites ouverts, c’est bien plus complexe. Si on prend l’exemple de Venise, où il n’y a ni difficulté de préservation du patrimoine en raison de l’activité touristique, ni expérience touristique de moins bonne qualité, ni non-acceptabilité locale, il n’est pas justifié de parler de surtourisme. En revanche, à Barcelone, le problème de la non-acceptabilité d’un trop grand nombre de touristes par les locaux se pose comme on a pu le voir avec les nombreuses manifestations, donc on peut employer ce terme.

MD – Vous finissez votre ouvrage par un appel d’espoir sur le tourisme réflexif. Pouvez-vous nous préciser un peu ce concept ?

RK – Ce que j’ai appelé tourisme réflexif, c’est à la fois une démarche et une boîte à outils qui permettent de mettre tous ceux qui ont un rapport avec un lieu touristique en capacité de se poser des questions sur leurs pratiques et leur sens, sur la manière dont ils sont arrivés dans le lieu, sur les transports qu’ils ont utilisés, leur impact sur le lieu, etc.

La fondation Jean-Jaurès qui a déjà publié la note sur le surtourisme va publier une note sur le tourisme réflexif dans les jours qui viennent. J’y explique en particulier la genèse du concept de tourisme réflexif qui est issue du rapprochement de deux expériences professionnelles différentes. La première, c’est celle d’une longue expérience de recherche sur le tourisme. Et la deuxième c’est celle, beaucoup plus courte, de chef de projet pour le futur Mémorial du Camp des Milles à Aix-en-Provence. L’originalité de ce Mémorial est d’avoir un volet réflexif, c’est-à-dire qu’après la visite des lieux avec toutes les émotions qu’elle suscite, les organisateurs ont souhaité utiliser cette émotion pour permettre aux visiteurs de réfléchir sur les mécanismes qui conduisent le passage d’un état normal de la société à un état de barbarie. Le but est de leur montrer les différentes phases, les engrenages et les moyens de résister à un processus dangereux. Ça dépasse le cadre de la Seconde Guerre mondiale car, on le sait, la paix est fragile. Le tourisme réflexif est un outil utile pour arriver, non pas à la prise de conscience qui est assez générale, mais pour passer de la prise de conscience à la mise en actes parce que ce qui est décisif désormais c’est le changement des pratiques.

Les Etats ne sont pas les mieux placés pour agir en raison de la concurrence mondiale généralisée mais les territoires, à l’échelle locale, peuvent le faire, au moins dans les destinations mûres, déjà bien urbanisées et équipées. Je ne minimise pas du tout les difficultés qui sont à vaincre mais il faudra bien arrêter un jour la fuite en avant et trouver un point d’équilibre, afin de ne pas laisser aux générations suivantes un héritage ingérable.

Dans cette recherche d’équilibre, les touristes eux-mêmes ont un rôle à jouer parce que ce sont des consommateurs, des électeurs. Ce que je vois, c’est que même si ça prend du temps, l’évolution est en cours. Certains commencent à revoir leurs pratiques parce que leurs enfants leur disent que ce n’est pas possible de continuer à voyager comme ça, en en avion, voire en jet privé.

Tout ça va prendre du temps, le problème c’est que nous n’en avons pas beaucoup. C’est pour ça que le tourisme réflexif a un rôle important à jouer, pour que les touristes eux-mêmes changent leurs pratiques et que nous parvenions à rendre désirable la sobriété qui assurera un avenir au tourisme.

  1. Les stations intégrées de sports d’hiver des Alpes françaises. L’aménagement de la montagne « à la française », Masson. ↩︎

Laisser un commentaire