Valérie Masson-Delmotte : « Trouver ce qui nous rapproche pour surmonter les blocages »

Co-Présidente  du groupe 1 du GIEC de 2015 à 2023, Valérie Masson-Delmotte,  que le Time plaçait en 2022 parmi les 100 personnes les plus influentes de la planète, occupe une place centrale dans la lutte contre le réchauffement climatique. À la croisée des univers scientifique, mais désormais également politique et médiatique, la paléoclimatologue française incarne la figure d’une communauté scientifique indispensable pour éclairer les citoyens et guider les décideurs. Entre enjeux de projection et héritages à imaginer, nous nous sommes penchés sur la question des lendemains. En France, de manière générale, et dans les territoires de montagne, en particulier.

Montagne Durable – Madame Masson-Delmotte, avant de rentrer dans des détails scientifiques, une question simple, ouverte, un peu naïve : pour vous, c’est quoi la Montagne ?

Valérie Masson-Delmotte – C’est une forme de beauté. C’est le fait de s’élever. Des lieux moins densément peuplés que là où je vis et travaille en région parisienne. Mais c’est aussi des cultures, un rapport à la nature, des styles de vie et des écosystèmes. Après il y a la montagne telle que je la vois dans les rapports du GIEC…

MD – Justement, parlons-en. Il y a quelques mois, vous avez publié une synthèse des changements climatiques en Suisse et, plus largement, dans les régions de montagne. On sait que ces territoires vivent plus vite et plus fort le réchauffement climatique. Comment expliquer cette intensité décuplée ? Quelles en sont les conséquences ? 


Synthèse à retrouver juste ici

Synthèse réalisée à l’occasion de la session d’approbation du rapport de synthèse du GIEC à Interlaken en Suisse. Elle s’appuie notamment sur les observations du changement climatique par Météo Suisse, : https://lnkd.in/drb6r-PY et le suivi de l’état des glaciers https://glamos.ch/en et du permafrost, https://www.permos.ch/

Ainsi que l’évaluation du changement climatique dans les régions de montagne dans le rapport spécial du GIEC de 2019 sur l’océan et la cryosphère dans un climat qui change, https://lnkd.in/dhyYMiqn et dans les rapports du groupe 1 de 2021 (notamment le chapitre sur l’océan, la cryosphère et le niveau des mers), et le rapport du groupe 2 de 2022 (notamment l’encadré transverse sur les régions de montagne).


VMD – Ça dépend des régions de montagne dont on parle mais là où on observe un recul marqué de tout ce qui est enneigé et englaçé, on constate une amplification des changements de température. Ces territoires sont aux premières loges parce que les répercussions y sont plus visibles et directes. En Chartreuse, par exemple, pour un degré de température en plus, c’est un mois d’enneigement en moins. Par ailleurs, le recul de ce qui est glacé ou enneigé, c’est quelque chose de visible, de palpable. En d’autres lieux, on ne constate pas forcément dans le paysage les caractéristiques d’un climat qui change. Et puis il y a souvent un attachement et un ensemble de services qui proviennent de cette cryosphère de montagne. On va par exemple mettre l’accent sur les activités touristiques qui dépendent de la neige. Cette capacité à stocker des précipitations en hiver et les déstocker en été, ça fait partie des caractéristiques exceptionnelles des services que rendent la neige et la glace vis-à-vis des ressources en eau. On voit également la végétation se transformer avec un déplacement des espèces vivantes en altitude.  Ça pose en fait plusieurs questions : la question de changements irréversibles avec la disparition potentielle d’écosystèmes uniques qu’on souhaite préserver et transmettre, mais également la question de la disparition éventuelle de toutes les activités qui en dépendent. Et puis, on observe également de nombreux changements de profils de risques avec notamment le dégel des sols qui peut affecter la stabilité des versants, les modifications des cycles de l’eau et des bouleversements dans les écosystèmes. Ce sur quoi je voudrais insister c’est le fait de bien intégrer les écosystèmes, leurs fonctions, leurs services, la façon dont on en dépend car les risques liés au changement climatique peuvent être directs, bien sûr, mais ils peuvent aussi l’être à travers des effets graduels.

MD – En effet, c’est important de penser écosystémique parce qu’on a une petite tendance, en tant qu’être humain, à voir les problèmes que pose le réchauffement climatique sur l’activité humaine. Ça permet de dézoomer et d’apporter d’autres angles sur ce sujet. Passons du constat à l’action… Concrètement, quels sont les leviers les plus rapides et les plus efficaces à actionner pour protéger les territoires de montagne et notamment les glaciers ?

VMD – Souvent, dans les régions de montagne, la vie est marquée par un patrimoine (culturel et historique) important. C’est une première donnée importante. Ensuite, on a des activités économiques, développées récemment, comme l’industrie des sports d’hiver qui pèsent très lourdement dans la manière de penser les choix, les décisions, les infrastructures. Le défi c’est d’arriver à se projeter, dans quelques décennies, et se poser la question, en fonction du niveau de réchauffement planétaire et des efforts qui auront été fait collectivement sur les émissions de gaz à effet de serre, de ce que tel ou tel scenario impliquera. Quelles seront les ressources disponibles ? Quelles seront les contraintes sur l’eau, la biomasse, etc. ? Il est primordial de l’intégrer parce qu’à l’échelle de l’aménagement du territoire et des infrastructures, 50 ans, c’est plutôt court. La trajectoire anticipée, sur la base des politiques publiques actuellement mises en œuvre dans le monde, c’est 2 degrés en 2050 et 3 degrés en fin de siècle au niveau planétaire. Ça veut dire 3 degrés autour de 2050 et 4 degrés en fin de siècle en France. Dans ces conditions, l’année record de 2022 – spectaculaire dans les Alpes – serait la norme en 2050. Si on ne l’anticipe pas, nous allons nous retrouver dans une situation de gestion de crise permanente. Être capable de mobiliser cette information-là de sorte à guider à la fois une adaptation, c’est le premier volet.

Le second, c’est de se dire que, pour limiter l’ampleur du réchauffement – ce qui est possible (on a l’ambition des 0 émissions net de GES autour de 2050) – on doit mobiliser nos 3 grands leviers d’action : l’innovation technologique, la maîtrise de la demande (efficacité et sobriété) et le fait d’avoir préservé les écosystèmes et leurs capacités à stocker du carbone.

À partir de là, la question, c’est comment est-ce qu’on y va ? Si on part de la situation d’aujourd’hui et qu’on se pose la question du changement, on aura du mal à passer au travers de nombreux rapports de forces (valeurs, visions, etc.). Mais si on définit une vision partagée de là où on voudrait être dans 50 ans : soutenables, résilients, économiquement viables… On peut s’accorder, construire collectivement le futur que l’on souhaite. Même avec des valeurs et des visions différentes.

MD – On a réécouté l’épisode de Chaleur humaine dans lequel vous intervenez et ce qui nous a marqué c’est que vous assumez dans ce podcast le fait qu’une des missions les plus dures qui vous ait été donnée, c’est ce séminaire gouvernemental en 2022 que vous avez animé. S’il fallait rassurer les élus et les décideurs de poursuivre cette démarche d’adaptation, comment vous le feriez ? Quels sont les messages qui sont porteurs d’espoir quand on est à la tête d’une instance de décision ?

VMD – La question de fond c’est celle de l’héritage que l’on laisse à long terme. Quand on est décideur, on doit faire des choix difficiles, lourds, face à des personnes dont on sait qu’elles ne les comprendront pas forcément tous. 1 kilo de Co2 dans l’atmosphère aujourd’hui, c’est 15 kilos de glacier fondu à termes. Est-ce que c’est ça l’héritage qu’on veut laisser ? Notamment quand on vit dans des régions de montagne et qu’on est directement attaché à ces glaciers ? L’autre aspect qui me semble important c’est de trouver ce qui nous rapproche pour surmonter les blocages. Comment réussir à surmonter tout ce qui peut être clivant en s’appuyant sur ce qui nous unit ?  Souvent, ce qui conduit au rejet ou au déni, par rapport au changement climatique, c’est la perception d’une remise en cause, culpabilisatrice, de choix qui ont été faits dans le passé à une époque où toutes ces questions n’étaient pas encore visibles ou prégnantes dans la société. Arriver à mettre ce constat sur la table, de sorte à ne pas culpabiliser, pourrait susciter une ouverture pour que les personnes s’interrogent sur comment faire mieux.

MD – Vous disiez aussi, et c’est quelque chose qui peut être rassurant pour un élu, que s’approprier toutes ces questions, c’est aussi préparer l’économie de demain…

VMD – En France – en montagne énormément d’ailleurs – il y a toute une histoire de développement économique industriel avec des départs et des arrêts. Aujourd’hui, on a ce retour d’expérience sur des époques où l’on a mis en place des choses qui, pour tout un tas de raisons, sont devenues obsolètes et se sont effondrées. À chaque fois, ça a engendré des situations de crise très dures à gérer. L’enjeux auquel on fait face, sur la base des connaissances qu’on a aujourd’hui, c’est celui de créer les conditions d’une économie qui soit viable à long terme, avec des emplois qui ne seront pas maintenus à coups de subventions publiques. Dans le séminaire de rentrée gouvernementale, ce qui était frappant, c’était de voir des ministres qui avaient compris les enjeux – parce qu’en première ligne sur les crises de 2022 – et d’autres, sur des sujets plus régaliens surtout, qui ne s’étaient pas vraiment appropriés le sujet et qui demeuraient plutôt perplexes sur les fondements d’une transformation rapide. Pour ces personnes-là, je pense que l’argument le plus fort c’était de dire : si on s’y met pas résolument, on aura pas, nous-même, une industrie et des services à la hauteur des enjeux. Et on sera obligé d’acheter les solutions technologiques, industrielles et servicielles à d’autres pays qui auraient une grande longueur d’avance et un cap beaucoup plus clair. Je pense notamment aux panneaux solaires, aux pompes à chaleurs, aux batteries de voitures électriques… J’aime bien le dire dans l’autre sens également : en France, on a une histoire de réussites. Au moment des chocs pétroliers, on a décidé de sortir du charbon, de réduire la consommation de pétrole. On a fait le choix des parcs nucléaires, on s’est appuyé sur l’hydro-électricité. Depuis une dizaine d’année, même en tenant compte des importations, on est en baisse sur nos émissions de gaz à effet de serre, c’est que les solutions existent. Sur les trois leviers que j’évoquais, on a en France une force d’innovation technologique évidente : on a des compétences et beaucoup de jeunes actifs qui cherchent un sens à leur parcours professionnel. Sur l’aspect maîtrise de la demande, on a aussi cette capacité de bon sens et de réflexion. Sur le dernier levier, je crois que la France regorge de cette culture du patrimoine naturel et est pleinement consciente qu’il faut le protéger. Sur ces 3 leviers, je pense sincèrement qu’on a beaucoup d’ingrédients pour faire partie des leaders et engager l’adaptation. Ceux qui ne le feront pas, de toute manière, seront dans une gestion de crise permanente.

MD – Vous parliez d’être leaders et nous le sommes notamment dans le tourisme, qui est un poumon économique fort des territoires de montagne. Que pensez-vous des formes de tourisme scientifique ? Vous parlez beaucoup d’éducation, vous pensez que c’est une bonne idée d’éduquer les touristes à ces enjeux sur site ?

VMD – Ça fait souvent partie de ce qui est proposé, en effet. Donner à voir, par exemple, l’évolution des glaciers. Ça peut être une expérience transformative exceptionnelle. Mais plus largement, je pense que sur tous les sites à vocation patrimoniale, on peut rendre plus visibles les enjeux. Que ce soit à la fois la résilience – qui est un héritage du passé -, les défis qui vont être posés par la suite et les approches qui sont mises en œuvre. Et ça c’est quelque chose qui est extrêmement important pour ne pas être un simple spectateur passif. Le GIEC avait d’ailleurs produit un rapport avec l’UNESCO et l’ICOMOS (l’organisation internationale sur le patrimoine et les sites, ndlr) sur comment on peut davantage mobiliser ce secteur là pour donner à voir les enjeux et surtout, montrer les exemples de transformations mises en œuvre. Ne pas venir simplement pour observer – un peu le tourisme de la dernière chance – mais également pour s’approprier des leviers d’action.

MD – Les scientifiques ont longtemps fait peur avant d’appuyer les discours de preuve et d’incarner une figure sur laquelle s’appuyer pour rendre une parole irréfutable. Aujourd’hui, alors qu’on en a cruellement besoin, ils sont de nouveau confrontés à la méfiance. Est-ce qu’elle a la place qu’elle mérite dans notre société, la communauté scientifique ? 

VMD – On a un vrai défi sur comment rendre plus accessible la particularité de la démarche scientifique et sa rigueur. Depuis les années 80 on fait face – dans mon domaine en tout cas – à des défis majeurs notamment parce que certaines entreprises liées aux énergies fossiles ont fait le choix de jouer les marchands de doute. Évidemment, l’arrivée des réseaux sociaux est venue démultiplier ce phénomène. Ça donne encore plus d’importance à tout ce que représente la rigueur scientifique. Sur la partie science du climat, depuis les premières intuitions dans les années 60-70 et les premiers rapports, on voit que les anticipations se sont réalisées. Pendant ces années là, en 30 ou 40 ans, d’autres communautés ont pris à bras-le-corps ces enjeux et on a une compréhension beaucoup plus fine des politiques publiques qui fonctionnent, on a des retours d’expérience des questions d’adaptation, etc. On a aujourd’hui, beaucoup plus de réponses. C’est un moment formidable mais également très difficile parce qu’on vit de plus en plus de chocs liés à ce climat qui change. Tout cela suscite une évolution de la machine à semer le doute qui, au lieu de le faire sur la gravité du changement climatique et sa réalité, vise désormais à saper les capacités à agir. Ce qui clive n’est plus la réalité du constat mais les possibilités d’action sur celui-ci. À côté de cela, on a une montée en compétence de beaucoup de personnes – vous en témoignez –  mais également encore énormément de personnes qui n’ont pas accès à toutes ces informations et qui se posent beaucoup de questions. D’où l’importance d’avoir des espaces de dialogue et un accès aux sources d’informations facile.

MD – Pour vous, idéalement, elle ressemble à quoi la montagne de demain ?

VMD – Elle est respectueuse du vivant et des gens.

Quelques ressources utiles

Le Haut conseil pour le climat présente la version grand public, accessible et synthétique de son rapport annuel
« Acter l’urgence, engager les moyens », publié en juin. La version grand public est tournée vers la jeunesse, mais également destinée à toute personne souhaitant s’informer sur l’action publique climatique en France.

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